17
Tout avait changé. Tout était plus simple. Elle était dans les bras de Morrigan, Morrigan était dans les siens et…
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la nuit tombait.
Quel rêve magnifique elle avait fait ! C’était comme si Gifford, Alicia et Evelyne l’Ancienne étaient avec elle. Plus question de mort ni de souffrance, elles étaient ensemble et avaient même formé une ronde et dansé.
Elle se sentait si bien. Le ciel avait la couleur violette que Michael aimait tant.
Mary Jane était penchée au-dessus d’elle, adorable avec ses cheveux de lin.
— Tu ressembles à Alice au pays des merveilles, dit Mona. Je devrais te surnommer Alice.
Tout va bien se passer, je te le promets.
— J’ai préparé le dîner, dit Mary Jane. J’ai dit à Eugenia de prendre sa soirée. Ça te dérange pas, j’espère. J’ai failli devenir folle quand j’ai vu toutes les réserves de nourriture.
— Bien sûr que ça ne me dérange pas. Aide-moi à me lever. Tu es une super-cousine, toi.
Elle se leva avec un sentiment de légèreté et de liberté, comme le bébé dans son ventre, avec ses longs cheveux roux flottant dans le liquide, comme une minuscule poupée avec des genoux miniatures…
— J’ai fait des yams, du riz, des huîtres au gratin et du poulet au beurre et à l’estragon.
— Mais où as-tu appris à cuisiner comme ça ? demanda Mona. (Elle jeta ses bras autour de la taille de Mary Jane.) Nous ne sommes pas comme les autres, hein ? Je veux dire, on a un sang particulier, non ?
Mary Jane lui lança un regard rayonnant.
— Ouais, c’est fantastique. Je t’aime, Mona Mayfair.
— Ça me fait vraiment plaisir de l’entendre, dit Mona.
Elles avaient atteint les portes de la cuisine. Mona jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Dis donc, tu as préparé un festin !
— Ça, je te crois, dit fièrement Mary Jane. J’ai appris à cuisiner quand j’avais six ans. Ma mère vivait avec un chef. Et, plus tard, j’ai travaillé dans un grand restaurant de Jackson, la capitale du Mississippi, tu connais ? C’est là que les sénateurs allaient manger. J’ai dit au patron : « Si vous voulez que je travaille ici, il faut me laisser regarder travailler le chef pour apprendre. » Qu’est-ce que tu veux boire ?
— Du lait. J’en meurs d’envie. Attends ! Reste une seconde. C’est le crépuscule, le moment préféré de Michael.
Si seulement elle se rappelait qui était avec elle dans le rêve. Seule une sensation de grand amour réconfortant subsistait.
Pendant un instant, elle s’inquiéta pour Rowan et Michael. Comment allaient-ils résoudre le mystère de la mort d’Aaron ? De toute façon, personne ne pouvait rien contre eux quand ils étaient ensemble. Et puis il y avait Yuri, Yuri dont, logiquement, le destin n’aurait jamais dû être mêlé au sien.
Le moment venu, tout le monde comprendrait.
Les fleurs commençaient à s’embraser. On eût dit que le jardin chantait. Elle s’adossa à l’encadrement de la porte et se mit à chantonner avec les fleurs un air qui semblait remonter du plus profond de sa mémoire. Il y avait un parfum dans l’air. Oui, celui des oliviers !
— Allons manger, dit Mary Jane.
— D’accord, d’accord, soupira Mona.
Elle leva les bras et dit au revoir à la nuit avant de rentrer dans la maison.
Comme flottant sur un petit nuage, elle entra dans la cuisine et s’assit à la somptueuse table dressée par Mary Jane. Elle avait sorti la porcelaine Marie-Antoinette, la plus délicate de toutes, avec ses assiettes cannelées et bordées d’un filet doré. Quelle fille maligne ! D’instinct, elle avait trouvé la plus belle vaisselle. Décidément, elle avait plus d’une ressource. Comme Ryan avait été naïf de la faire venir et de les laisser seules toutes les deux !
— J’ai jamais vu une porcelaine aussi belle, s’extasia Mary Jane. On dirait qu’elle est en tissu amidonné. Mais comment font-ils ?
Elle revenait avec un carton de lait et du chocolat en poudre.
— Ne mets pas ce poison dans le lait, s’il te plaît, dit Mona en déchirant le haut du carton et en remplissant son verre.
— Je veux dire, comment on peut fabriquer de la porcelaine qui soit pas plate ? Sauf si elle est tendre comme de la pâte à pain avant la cuisson, mais même…
— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Mona. Mais j’ai toujours adoré ces motifs. Dans la salle à manger, ils sont complètement éclipsés par les peintures murales mais ici, dans la cuisine, c’est sublime. Tu as vraiment bien fait de sortir les sets de table en dentelle de Battenburg. Dis donc, je meurs de faim alors qu’on vient de déjeuner. On mange !
— On vient pas du tout de déjeuner et, de toute façon, t’as rien mangé, dit Mary Jane. J’avais la trouille que tu sois furieuse que j’aie touché tous ces trucs et puis je me suis dit : « Si Mona Mayfair est pas contente, j’aurai qu’à tout remettre à sa place. »
— Ma chérie, cette maison est toute à nous, dit Mona d’un air triomphant.
Dieu que le lait avait bon goût ! Elle en avait renversé sur la table, mais c’était si bon, si bon !
Bois-en encore.
— Oui, c’est ce que je fais, dit-elle à voix haute.
— Je vois ça ! dit Mary Jane en s’asseyant à côté d’elle.
Les plats de service étaient pleins de mets drôlement appétissants.
Mona déposa un tas de riz fumant au milieu de son assiette. Pas de sauce. Elle se mit à manger sans attendre Mary Jane, trop occupée à verser cuillère après cuillère de chocolat en poudre dans son lait.
— J’espère que ça te dérange pas. J’adore le chocolat. Je peux pas m’en passer longtemps. À une époque, je me faisais même des sandwiches au chocolat, tu connais ? Tu mets une ou deux barres de chocolat entre deux tranches de pain, tu rajoutes des rondelles de banane et tu saupoudres de sucre. C’est un vrai régal, tu peux me croire.
— Oh, je te crois ! Je pourrais faire la même chose si je n’étais pas enceinte. Un jour, j’ai dévoré une boîte entière de cerises enrobées de chocolat.
Mona avalait de grandes bouchées de riz les unes après les autres. Aucun chocolat n’était aussi bon. Le souvenir des cerises au chocolat et le sandwich au chocolat de Mary Jane lui donnèrent envie de manger du pain.
— Tu sais, je crois que j’ai besoin d’hydrates de carbone, dit-elle. C’est le bébé qui me dit ça.
Entendait-elle rire ou chanter ?
Tout était si simple et naturel. Elle se sentait en harmonie avec le monde entier et elle n’aurait eu aucun mal à inclure Michael et Rowan dans cette harmonie. Elle s’adossa à son siège. Une vision s’était emparée d’elle, celle d’un ciel parsemé d’étoiles. Une voûte céleste noire, pure et froide, au-dessus d’elle, et des gens qui chantaient.
— Qu’est-ce que tu chantonnes ? demanda Mary Jane.
Ryan venait d’arriver. Il parlait avec Eugenia dans la salle à manger. Mona était ravie qu’il soit venu, à condition que ce ne soit pas pour emmener Mary Jane.
Dès qu’il entra dans la cuisine, Mona fut chagrinée par la fatigue qui se lisait sur son visage. Il était toujours vêtu de son costume d’enterrement. Il devrait porter du seersucker, se dit-elle. À cette époque de l’année, tous les hommes en portaient. Elle adorait cela, de même que les petits vieux qui portaient des chapeaux de paille.
— Ryan, joins-toi à nous, dit Mona en continuant à manger. Mary Jane a préparé un véritable festin.
— Asseyez-vous ici, dit Mary Jane en sautant de son siège. Je vais vous servir une assiette, cousin Ryan.
— Non, je ne peux pas rester, ma chérie, refusa-t-il poliment. Je suis pressé, mais merci quand même.
— Ryan est toujours pressé, commenta Mona. Ryan, fais un petit tour dehors avant de partir, c’est magnifique. Regarde le ciel et écoute le chant des oiseaux. Et si tu n’as pas encore senti l’odeur des olives, c’est le moment ou jamais.
— Mona, tu es en train de te goinfrer de riz. C’est ta grossesse qui te fait ça ?
Mona eut du mal à ne pas éclater de rire.
— Ryan, assieds-toi et bois un verre de vin, dit-elle. Où est Eugenia ? Eugenia ! Il y a du vin dans la maison ?
— Je ne veux pas de vin, Mona, merci.
D’un geste, il congédia Eugenia qui venait d’apparaître à la porte, boudeuse et mécontente. Elle s’en alla.
Ryan était toujours aussi beau malgré sa colère manifeste. Mona se mit à rire. Encore une gorgée de lait. Non, le verre entier. Du riz et du lait. Elle comprenait maintenant que les Texans aient l’habitude de consommer les deux ensemble.
— Cousin Ryan, y en a pour une seconde, dit Mary Jane. Je vous sers une assiette.
— Non merci, Mary Jane. Mona, il faut que je te parle.
— Maintenant ? Au milieu du dîner ? Bon, vas-y ! Ce doit être très grave.
Elle se versa un nouveau verre de lait et en renversa un peu à côté.
— Après tout ce qui s’est déjà passé…, poursuivit-elle. Tu sais, le problème de cette famille c’est son indéfectible conservatisme. Je me demande si c’est un caractère récurrent. Qu’en penses-tu ?
— Miss Piggy, dit Ryan d’un air buté. Je te parle !
Mona et Mary Jane éclatèrent ensemble de rire.
— Je viens de me trouver un boulot de cuisinière, dit Mary Jane. Pourtant, j’ai fait qu’ajouter du beurre et de l’ail dans le riz.
— Le beurre ! s’exclama Mona. Où est le beurre ? C’est ça, le secret. Il faut mettre du beurre partout.
Elle prit une tranche de ce pain qui, habituellement, lui donnait envie de vomir, et l’enduisit d’une épaisse couche de beurre qui était en train de fondre dans le plat.
Ryan consulta sa montre, signe infaillible qu’il ne resterait pas plus de quatre minutes. Dieu merci, il n’avait pas parlé d’emmener Mary Jane.
— Qu’y a-t-il, mon grand ? demanda Mona. Vas-y, je suis prête à tout entendre.
— Je n’en suis pas certain, dit Ryan en baissant la voix.
À cette remarque, les deux filles se mirent à rire à gorge déployée. Ou alors, c’était à cause du visage blême de Ryan. Mary Jane était incapable d’arrêter de glousser. Debout à côté de Ryan, elle comprimait sa bouche avec une main.
— Mona, je m’en vais, dit Ryan. Mais il y a plusieurs cartons de papiers dans la grande chambre, là-haut. Ce sont les écrits que l’on a retrouvés à Houston. Rowan voulait les récupérer.
— Ah oui ! les papiers. Je t’ai entendu en parler hier soir. Tu sais, Ryan, j’ai une drôle d’histoire à te raconter. Tu sais qui est Daphné Du Maurier ?
— Oui, Mona.
— Eh bien, quand elle a commencé à écrire Rébecca, elle a voulu voir combien de temps elle tiendrait sans mentionner le nom du narrateur. C’est véridique. C’est Michael qui me l’a raconté. À la fin du livre, cela n’avait plus grande importance, d’ailleurs. Toujours est-il qu’on n’a jamais su le nom de la seconde femme de Maxime de Winter dans le roman, ni dans le film. Tu as vu le film ?
— Où veux-tu en venir ?
— Eh bien, c’est comme toi, Ryan. On t’enterrera sans que tu aies jamais prononcé le nom de Lasher.
Elle partit d’un nouveau fou rire, bientôt imitée par Mary Jane.
Il n’y a rien de plus drôle que quelqu’un qui éclate de rire après une bonne blague, à part, peut-être, quelqu’un qui reste de marbre et vous regarde d’un air courroucé.
— Ne touche pas aux cartons, dit Ryan, toujours aussi sérieux. Ils appartiennent à Rowan. Mais j’ai autre chose à te dire, à propos de Michael. J’ai découvert un nouvel élément de généalogie dans ces papiers. Mary Jane, s’il te plaît, assieds-toi et mange !
Mary Jane reprit sa place.
— D’accord, une histoire de généalogie, dit Mona. Peut-être que Lasher savait des choses que nous ignorions. Tu sais, Mary Jane, la généalogie n’est pas un passe-temps dans cette famille, c’est une obsession à plein temps. Ryan, tes quatre minutes sont presque écoulées.
— Quelles quatre minutes ?
Nouvel éclat de rire. Il fallait absolument qu’il s’en aille, elle allait finir par se rendre malade à rire autant.
— Je sais ce que vous allez dire, dit Mary Jane en sautant de nouveau de son siège, comme si elle préférait être debout pour une conversation sérieuse. Vous allez dire que Michael Curry est un Mayfair. Je vous avais pourtant prévenu !
Le visage de Ryan devint livide.
Mona avala son quatrième verre de lait. Elle avait fini son assiette et se resservit une montagne de riz fumant.
— Ryan, arrête de me surveiller, dit-elle. Alors ? Est-ce que Mary Jane a raison ? La première fois qu’elle a vu Michael, elle a dit qu’il était un Mayfair.
— Il l’est, affirma Mary Jane. J’ai tout de suite vu la ressemblance avec ce chanteur d’opéra.
— Quel chanteur d’opéra ?
— Tyrone MacNamara. Béatrice a des gravures de lui chez elle. C’est le père de Julien. Eh ben, Ryan, il doit être votre arrière-grand-père. Vous avez tous du sang irlandais, vous le saviez pas ? Bien sûr que non. Et du sang français aussi.
— Et hollandais, dit Ryan d’une voix brusque.
Il regarda Mona puis de nouveau Mary Jane.
— Il faut que j’y aille.
— Une seconde, l’arrêta Mona en avalant sa bouchée. C’est ça que tu voulais me dire ? Que Michael était un Mayfair ?
— Il en est fait mention dans ces fameux papiers.
— Tu plaisantes ?
— C’est fantastique ! s’écria Mary Jane. Vous avez autant de liens de consanguinité qu’une famille royale ! Et Mona est la tsarine en personne !
— Je crains que tu n’aies raison, dit Ryan. Mona, tu prends des médicaments ?
— Certainement pas. Je ne ferais pas ça à ma fille.
— Bon, je dois vraiment y aller, dit Ryan. Essayez de vous conduire correctement, toutes les deux. Et n’oubliez pas que la maison est entourée de gardes. Je ne veux pas que vous sortiez. Et ne faites pas tourner cette pauvre Eugenia en bourrique !
— Zut alors ! dit Mona. C’est dommage que tu t’en ailles. C’est toi le boute-en-train, ici. Qu’est-ce que tu veux dire par faire tourner Eugenia en bourrique ?
— Quand tu auras retrouvé tes esprits, appelle-moi s’il te plaît. Et si l’enfant est un garçon ? J’espère que tu ne vas pas risquer la vie de ton enfant en passant un test pour savoir si c’est une fille ou un garçon ?
— Ce n’est pas un garçon, je te dis. C’est une fille et je l’ai déjà appelée Morrigan. Je te passe un coup de fil, d’accord ?
Ryan s’en alla de son pas habituel, pressé mais tranquille.
— Et ne touche pas aux papiers ! recommanda-t-il encore.
Mona se détendit et respira profondément. À sa connaissance, aucun autre adulte ne devait plus passer voir si tout allait bien. Enfin tranquilles !
— Tu crois que c’est vrai, pour Michael ? demanda-t-elle à sa cousine. Tiens, dès que tu auras fini, nous monterons jeter un coup d’œil sur ces fameux papiers.
— C’est peut-être pas une très bonne idée. Il a dit que les papiers sont à Rowan. Il veut pas qu’on y touche. Tiens, prends de la sauce à la crème. Tu veux pas de poulet ? C’est le meilleur que j’aie jamais fait.
— De la sauce à la crème ? Tu ne m’as pas dit que c’était de la sauce à la crème, Morrigan ne veut pas de viande. Elle n’aime pas ça. Écoute, j’ai tout à fait le droit de regarder ces papiers. S’il a écrit des trucs…
— Qui ça, il ?
— Lasher. Tu sais qui c’est ? Ne me dis pas que ta grand-mère ne t’en a pas parlé.
— Si, si. Tu y crois, toi ?
— Tu parles ! Il m’a quasiment attaquée. J’ai été à deux doigts de connaître le même sort que ma mère, tante Gifford et toutes ces pauvres cousines qui sont mortes. Bien sûr que j’y crois. D’ailleurs, il est…
Elle se retint au dernier moment de pointer un doigt vers le jardin, en direction de l’arbre. Non, ne lui en parle pas. Tu as juré à Michael de ne jamais dire qu’il était enterré là avec l’autre, l’innocente Emaleth, celle qui devait mourir alors qu’elle n’avait rien fait à personne.
Non, pas toi, Morrigan, ne t’inquiète pas, mon bébé.
— C’est une très longue histoire, on n’a pas le temps, dit-elle à Mary Jane.
— Je sais qui est Lasher et je sais ce qui est arrivé. Granny m’a raconté. Mais les autres sont pas venus nous dire qu’il tuait les femmes. Ils ont juste dit que Granny et moi on devait aller à La Nouvelle-Orléans et rester avec tout le monde. Eh ben, tu vois ? On l’a pas fait et il nous est rien arrivé.
Elle haussa les épaules en hochant la tête.
— Ça aurait pu vous coûter cher.
La sauce à la crème était vraiment délicieuse avec le riz. Pourquoi toute cette nourriture blanche, Morrigan ?
Les arbres étaient couverts de pommes, et leur chair était blanche, et les racines et les tubercules que nous arrachions de la terre étaient blancs, et c’était le paradis. Regarde les étoiles. Est-ce que le monde intact était vraiment intact ou est-ce que les menaces quotidiennes de la nature étaient si terribles que tout était déjà aussi abîmé qu’aujourd’hui ? Si tu vis dans la peur, peu importe que…
— Qu’y a-t-il, Mona ? Oh ! réveille-toi !
— Rien, rien, je t’assure. J’ai revu une partie du rêve que j’ai fait dans le jardin. J’étais en grande conversation avec quelqu’un. Tu sais, Mary Jane, les gens devraient apprendre à se comprendre. Comme nous, en ce moment, nous sommes en train d’apprendre à nous comprendre mutuellement. Tu me suis ?
— Ouais et, après, tu pourras prendre ton téléphone et m’appeler n’importe quand à Fontevrault pour me dire : « Mary Jane, j’ai besoin de toi. » Je sauterai dans ma camionnette et je serai là.
— Voilà, c’est exactement ça. Tu sais, j’aimerais vraiment que tu saches tout sur moi et que je sache tout sur toi. C’est le plus beau rêve que j’aie fait. Tout le monde dansait et il y avait un énorme feu de joie. En temps normal, j’aurais eu peur. Mais dans le rêve j’étais totalement libre. Si on mangeait une pomme ? Les envahisseurs n’ont pas inventé la mort. C’est une notion absurde mais la raison pour laquelle tout le monde pensait qu’ils l’avaient fait est évidente. En fait, c’est une question de perspective. Ceux qui n’ont pas la conscience du temps qu’avaient les chasseurs et les paysans… mais peut-être que dans les paradis tropicaux ce genre de relation n’existe pas parce qu’il n’y a pas de cycle… Tu vois ce que je veux dire ?
— Mais de quoi tu parles ?
— Eh bien, fais attention, Mary Jane. Et tu comprendras. C’était comme ça, dans le rêve. Les envahisseurs avaient inventé la mort. En fait, c’est l’action de tuer qu’ils ont inventée. C’est complètement différent.
— Tiens, y a une pleine corbeille de pommes là-bas. Tu veux que j’aille t’en chercher une ?
— Plus tard. Je monte dans la chambre de Rowan.
— Laisse-moi quand même finir de manger. N’y va pas sans moi. De toute façon, on a pas le droit d’aller là-haut.
— Rowan serait d’accord. Michael peut-être pas. Mais qu’est-ce que ça peut faire ?
— T’es vraiment une sale gosse, dit Mary Jane en riant. Allez, viens ! De toute façon, le poulet est toujours meilleur froid.
Et la chair venant de la mer était blanche, la chair des crevettes et des poissons et des huîtres et des moules. D’un blanc pur. Les œufs de mouette étaient magnifiques parce qu’ils étaient tout blancs à l’extérieur et quand on les cassait pour les ouvrir un grand œil jaune flottant dans un fluide transparent vous regardait.
— Mona ?
Mona était immobile à la porte de l’office. Elle ferma les yeux. Mary Jane l’attrapa par la main.
— Non, dit Mona en soupirant, il est reparti.
Sa main se dirigea vers son ventre. Elle écarta les doigts pour entourer sa rondeur et sentir les petits mouvements à l’intérieur. Belle Morrigan. Des cheveux aussi roux que les miens. Est-ce que tes cheveux sont aussi roux que les miens, maman ?
— Tu ne me vois pas ?
Je te vois dans les yeux de Mary Jane.
— Hé, Mona ! Tu veux une chaise ?
— Non, ça va.
Elle ouvrit les yeux. Une bouffée d’énergie parcourut soudain son corps. Elle écarta les bras, prit son élan et traversa l’office, la salle à manger, la longue entrée et courait encore dans l’escalier.
— Allez, on y va ! cria-t-elle.
C’était si bon de courir. C’était une des choses de son enfance qui lui manquait le plus. Elle avait l’habitude de descendre St. Charles Avenue bras écartés, en courant le plus vite possible, et de monter l’escalier quatre à quatre. Elle aimait aussi courir autour du pâté de maisons pour voir si elle y arrivait sans s’arrêter.
Mary Jane eut du mal à la suivre.
La porte de la chambre était fermée. Sacré Ryan. Il avait dû tourner la clé.
Mais non. La porte s’ouvrit sur l’obscurité de la pièce. Mona trouva l’interrupteur et le lustre du plafond s’éclaira, jetant une vive lumière sur le lit, la coiffeuse et les cartons.
— C’est quoi, cette odeur ? demanda Mary Jane.
— Tu la sens aussi ?
— Bien sûr.
— C’est l’odeur de Lasher.
— Tu plaisantes ?
— Non. C’est quelle sorte d’odeur, pour toi ?
— Ça sent bon. Ça donne envie de caramel ou de chocolat ou de cannelle, quelque chose comme ça. Mais d’où elle vient ? Tu sais quoi ?
— Quoi ? demanda Mona en s’approchant de la pile de cartons.
— Des gens sont morts dans cette pièce.
— Bien sûr. Mais n’importe qui a pu t’en parler.
— De quoi tu parles ? Je sais pour Mary Beth, Deirdre et les autres. Je l’ai appris quand Rowan était malade et que Béatrice a appelé pour que Granny et moi on aille à La Nouvelle-Orléans. C’est Granny qui m’a raconté. Mais quelqu’un d’autre est mort ici. Quelqu’un qui sentait un peu comme lui. Tu sens les trois odeurs ? La sienne, celle de quelqu’un d’autre et celle de la mort elle-même.
Mona essayait de distinguer les trois odeurs mais elles devaient être mélangées pour elle. Elle n’en percevait qu’une. Elle repensa soudain au récit de Michael à propos de la fille qui n’était pas humaine. Emaleth. La balle explosa à ses oreilles. Elle les couvrit de ses mains.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mona ?
— Où ça s’est passé ? demanda Mona, les mains toujours sur les oreilles et les yeux fermés.
Elle les ouvrit et vit Mary Jane, sombre devant la lumière, dont les yeux roulaient de droite et de gauche. Elle se dirigea vers le lit et en fit le tour.
— Juste ici, indiqua-t-elle. Quelqu’un est mort à cet endroit. Quelqu’un qui sentait la même odeur que lui mais qui n’était pas lui.
Mona entendit un cri horrible, violent, d’une force dix fois supérieure à celle du coup de feu. Elle agrippa son ventre. Arrête, Morrigan. Arrête. Je te promets…
— Mona, tu te sens mal ?
— Mais non, pas du tout.
Elle frissonna puis entonna un petit air très joli, sans même se demander d’où il lui venait.
Elle se tourna vers les cartons.
— Ça vient aussi des cartons. C’est lui. Tu sais, pas un seul membre de la famille n’a admis qu’il pouvait sentir cette odeur.
— Pourtant, elle est partout, surtout vers les cartons, t’as raison. Regarde, ils sont tous scotchés.
— Oui, marqués au feutre noir par Ryan. Sur celui-ci, il y a « Écrits anonymes ».
Elle rit doucement.
— Pauvre Ryan, soupira-t-elle.
Mona contourna les cartons et se mit à genoux en faisant attention au bébé qui pleurait et remuait dans tous les sens. Ce devait être à cause de l’odeur. Et aussi de leur dialogue imaginaire. Elle se mit à chanter doucement : « Apporte les fleurs les plus belles, les fleurs les plus rares du jardin et du bois et de la colline et de la vallée. » C’était la chanson du mois de mai la plus gaie et la plus jolie qu’elle connaissait. Gifford la lui avait apprise. « Nos cœurs chavirent, nos voix heureuses racontent l’histoire de la plus belle rose de la vallée. »
— T’as une de ces voix, dis donc !
— Tous les Mayfair ont une belle voix, Mary Jane. Sauf moi. Celles de ma mère et de Gifford étaient merveilleuses. Si tu les avais entendues ! Elles étaient de véritables sopranos. Ma voix est basse.
Elle se remit à chanter l’air sans les paroles décrivant les forêts, le vert paysage et les fleurs. « Oh, Marie, reine des anges et reine de mai, nous couronnons ton front des feurs écloses aujourd’hui ! Oh, Marie, reine des anges et reine de mai… »
Mona se balançait sur les genoux, les mains sur le ventre, l’enfant balançant aussi au son de la mélodie, ses cheveux roux en auréole autour d’elle, magnifiques dans l’eau translucide. Petits pieds et petits doigts. De quelle couleur sont tes yeux, Morrigan ?
Je ne vois pas mes yeux, maman, je ne vois que ce que tu vois.
— Hé ! réveille-toi. J’ai peur que tu tombes !
— Tu as bien fait de me rappeler. Je prie la Sainte Vierge Marie pour que ce bébé ait les yeux verts comme les miens. Qu’en penses-tu ?
— Y a pas plus belle couleur ! déclara Mary Jane.
Mona posa les mains sur le carton devant elle. C’était le bon. Il sentait fort son odeur. Avait-il écrit avec son propre sang ? Dire que son corps était juste à côté ! J’aurais dû le déterrer. Rien n’est plus pareil, maintenant. Rowan et Michael devront l’accepter. Sinon, je ne leur dirai rien. Ce qui se passe en ce moment est tout nouveau et me concerne personnellement.
— Quels corps il faut déterrer, exactement ? demanda Mary Jane en fronçant les sourcils.
— Arrête de lire dans mes pensées, Mary Jane. Et aide-moi à ouvrir ce carton.
Mona arracha le scotch avec ses ongles et ouvrit les rabats.
— Mona, on a pas le droit. Ces choses appartiennent à quelqu’un d’autre.
— Et ce quelqu’un d’autre fait partie de mon héritage, il a sa propre branche sur notre arbre généalogique et de cet arbre coule notre propre sang. Mary Jane, tu sais quels arbres ont la plus grande longévité sur cette terre ?
— Ouais, je sais. Près de Fontevrault, y en a qui sont vraiment énormes. C’est des cyprès avec des racines émergentes tout autour.
— Chut ! dit Mona.
Elle avait réussi à dégager tout le papier d’emballage marron. Il y en avait suffisamment là-dedans pour transporter toute la porcelaine Marie-Antoinette jusqu’en Islande. Elle découvrit la première d’une pile de feuilles couverte de plastique fin et ficelée avec un gros élastique. L’écriture ressemblait plutôt à des pattes de mouche, mais c’était lisible.
Elle arracha le plastique.
— Mona !
— Tais-toi ! Je sais ce que je fais. Tu es de mon côté ou tu me laisses tomber tout de suite ? Grâce au câble, on a toutes les chaînes de télévision ici. Si tu ne veux pas rester, tu peux aller regarder la télé ou te baigner dans la piscine, ou cueillir des fleurs, ou déterrer des corps…
— Je suis de ton côté.
— Alors, pose tes mains là-dessus. Tu sens quelque chose ?
— Oh !
— C’est lui qui a écrit. Tu as sous les yeux les écrits d’un non-humain patenté. Regarde bien.
Mary Jane s’agenouilla près d’elle, le bout des doigts posés sur la première page, le dos arrondi, les cheveux encadrant son visage comme une magnifique perruque. Ses sourcils presque blancs retenaient la lumière sur son front bronzé. Que pensait-elle, que sentait-elle, que voyait-elle ? Que signifiait cette lueur dans son regard ? Cette fille est loin d’être stupide, je dois le reconnaître. Le problème est…
— J’ai trop sommeil, dit soudain Mona. Je me demande si Ophélie est allée dormir avant de se noyer.
— Ophélie ? Celle de Hamlet ?
— Oui, tu connais aussi ? C’est génial. Tu sais, Mary Jane, je t’adore.
Elle la contempla. Oui, c’était la cousine qui allait devenir sa grande amie et qui saurait tout d’elle.
— Je dors à moitié, dit Mona en s’allongeant sur le plancher.
Elle étendit ses jambes et ses bras et admira le lustre.
— Mary Jane, tu peux vérifier tout le carton ? Connaissant Ryan, je te parie qu’il y a une rubrique « généalogie ».
— Exact, dit Mary Jane.
Ouf ! Elle ne protestait plus.
— Non, je proteste plus. Au point où on en est, vu que c’est l’œuvre d’un non-humain patenté, vu que… Et puis, de toute façon, j’aurai qu’à tout remettre comme c’était.
— À la bonne heure ! dit Mona en posant sa joue contre le sol frais.
L’odeur était très forte sur les lames du parquet.
— Vu que, dit-elle en imitant Mary Jane, mais sans aucune méchanceté, vu que la connaissance est quelque chose de précieux, il faut la prendre là où elle est.
Une chose incroyable se produisit alors. Mona avait fermé les yeux et la chanson chantait toute seule. Il lui suffisait de l’écouter. Les paroles et les notes se déroulaient toutes seules.
— Nous devons toutes les deux comprendre que la sorcellerie est une science sans bornes, dit-elle d’une voix tout ensommeillée. C’est de l’alchimie et de la chimie qui se transforment en magie pure. La magie ne s’est pas perdue avec l’avènement de la science. Nous avons découvert de nouveaux secrets. Nous allons gagner.
— Gagner ?
Oh, Marie, reine des anges et reine de mai, nous couronnons ton front des fleurs écloses aujourd’hui ! Oh, Marie, reine des anges et reine de mai…
— Tu es en train de lire, Mary Jane ?
— Oui. Hé ! Regarde ! Y a tout un dossier de photocopies. « Inventaire en cours : pages intéressantes, généalogie incomplète. »
Mona roula sur le dos. L’espace d’un instant, elle ne sut plus où elle se trouvait. La chambre de Rowan. Était-ce le lustre que Mary Beth avait rapporté de France ou celui de Julien ? Julien, où es-tu ? Julien, comment as-tu pu laisser tout cela m’arriver à moi ?
Mais les fantômes ne répondent que s’ils en ont envie ou s’ils ont une bonne raison pour le faire.
— Je suis en train de lire la généalogie incomplète.
— Tu l’as trouvée ?
— Ouais, l’original et la photocopie. Tout est en double. Le nom de Michael Curry est entouré. Julien aurait couché avec une Irlandaise qui a abandonné son bébé à l’orphelinat de Margaret avant d’entrer chez les sœurs de la Miséricorde sous le nom de sœur Bridget Marie. La petite fille, elle, s’est mariée avec un pompier du nom de Curry et lui a donné un fils, Michael. Regarde ! C’est juste là.
Mona se mit à rire.
— Oncle Julien était un lion, dit-elle. Tu sais ce que font les lions quand ils entrent dans une nouvelle troupe ? Ils tuent tous les jeunes pour que les femelles soient en chaleur et ils leur font autant de petits qu’ils peuvent. C’est la survie des gènes. Oncle Julien le savait. Il n’a fait qu’améliorer la race.
— D’après ce que je sais, il ne se gênait pas pour choisir ceux qui devaient survivre. Granny m’a raconté qu’il avait tué notre arrière-arrière-arrière-grand-père.
— Je ne suis pas certaine que le nombre d’« arrière » soit bon. Qu’est-ce que tu as trouvé d’autre ?
— Eh bien, ma petite prune, pour te dire la vérité, je m’en sortirais pas si quelqu’un avait pas tout marqué. Y a un peu de tout. Ça ressemble à ce que les gens peuvent écrire quand ils sont complètement défoncés et qu’ils se trouvent brillants. Et le lendemain, quand ils se relisent, ils voient que des lignes bizarres, comme un électrocardiogramme, tu vois ?
— Ne me dis pas que tu as été infirmière ?
— Si, un peu, dans cette communauté de dingues où on nous faisait un lavement par jour pour débarrasser notre organisme de ses impuretés.
Mona se mit à rire de bon cœur.
— Je crois qu’aucune communauté des Douze Apôtres n’aurait pu me forcer à faire ça.
Le lustre était vraiment extraordinaire. Qu’elle ait pu rester si longtemps sans s’allonger sous un de ces trucs pour l’admirer était impardonnable. La chanson continuait mais, cette fois, eue était jouée par un instrument ressemblant à une harpe, chaque note se fondant dans la suivante. Elle ne sentait pratiquement plus le sol sous elle tant elle était concentrée sur la musique et les lumières au-dessus de sa tête.
— Tu n’es pas restée longtemps dans cette communauté, j’espère ?
— Non. J’ai dit à ma mère que si elle partait pas avec moi je m’en irais toute seule. J’avais douze ans, alors elle m’a suivie. Regarde ! Y a encore le nom de Michael Curry. Il l’a entouré.
— Qui ? Lasher ou Ryan ?
— C’est une photocopie, j’en sais rien. Non, le cercle est tracé sur la photocopie. Ce doit être Ryan. Et il a marqué « sorcier ».
— Et dire que c’est oncle Julien qui a voulu que je fasse ça. D’habitude, les fantômes savent ce qu’ils font mais la, je crois qu’il ne savait pas. Les morts ne savent pas tout. Les vilaines gens, oui, qu’ils soient morts ou vivants. Qu’en tout cas, ils en savent assez pour nous prendre dans une telle toile que nous ne pouvons plus nous échapper. Mais je suis sûre que Julien ne savait pas que Michael était son descendant. Il ne m’aurait pas dit de venir.
— Venir où, Mona ?
— Dans cette maison, un soir de mardi gras, pour coucher avec Michael, pour faire ce bébé que seuls Michael et moi pouvions faire. Ou alors, Michael et toi, peut-être bien, parce que tu sens l’odeur qui vient des cartons.
— T’as peut-être raison, mais on le saura jamais.
— Effectivement. Mais je l’ai eu en premier. J’ai eu Michael avant que Rowan ne revienne à la maison. Et hop ! Le bébé !
Mona se retourna sur le ventre, puis posa les coudes sur le sol et le menton sur ses mains.
— Mary Jane, il faut que tu saches tout.
— Oui, ça vaut mieux. Je me fais un peu de souci pour toi.
— Pour moi ? Non, je vais on ne peut mieux. Je meurs d’envie de boire du lait mais, sinon, je me porte comme un charme. Regarde, je peux encore rester allongée sur le ventre ! Enfin, non, pas vraiment.
Elle s’assit.
— Ce n’est plus très confortable, poursuivit-elle. Je crois qu’il va me falloir renoncer pour un temps à dormir à plat ventre.
Mary Jane avait pris une expression grave. Comme elle était jolie ! Rien d’étonnant à ce que les hommes puissent se pâmer d’amour pour des filles comme elle. Et elle, Mona, était-elle aussi jolie ?
— Petites sorcières, murmura-t-elle.
Mary Jane se mit à rire.
— Ouais, petites sorcières. Alors, c’est le fantôme d’oncle Julien qui t’a dit de venir ici et de coucher avec Michael ? Et Rowan était pas là ?
— Oui, c’est lui qui a tout manigancé. Maintenant, j’ai bien peur qu’il ne soit retourné au ciel en nous laissant nous débrouiller seuls. C’est pas grave. De toute façon, je serais bien embêtée si je devais lui expliquer tout ça.
— Tout quoi ?
— Nous sommes entrés dans une nouvelle phase, Mary Jane. Une nouvelle génération de sorciers, pourrait-on dire. Cela n’a plus rien à voir avec la façon dont Julien, Michael et Rowan résolvent les problèmes. C’est tout à fait autre chose.
— Je vois.
— Je n’en attendais pas moins de toi.
— Bon, je crois que t’as vraiment sommeil. Je vais te chercher du lait.
— Tu es adorable.
— Reste allongée et endors-toi. T’as de drôles d’yeux. Je me demande si tu me vois encore.
— Bien sûr. Mais tu as raison, je vais dormir. Au fait, tu devrais profiter de la situation.
— Oh, Mona ! T’es un peu jeune pour ça !
— Espèce d’andouille, ce n’est pas de ça que je veux parler. Cela dit, si je ne suis pas trop jeune pour les hommes, je ne le suis pas non plus pour les femmes. D’ailleurs, c’est quelque chose qui m’attire. Avec une femme comme Rowan, peut-être. Non, ce que je voulais dire c’est que, puisque les cartons sont ouverts, profites-en pour lire le plus possible.
— D’accord, je vais essayer. J’ai du mal à lire son écriture à lui mais pas celle de Rowan. Elle aussi, elle a écrit.
— D’accord. Si tu veux m’aider, lis tout. Et en bas, dans la bibliothèque, il y a le dossier sur les sorcières Mayfair. Tu as dit que tu l’avais lu mais est-ce que c’est vrai ?
— Tu sais quoi, Mona ? Je ne suis pas sûre de l’avoir lu, en fait.
Mona se tourna sur le côté et ferma les yeux.
Quant à toi, Morrigan, nous retournons là-bas. Oublions toutes ces bêtises sur les envahisseurs et les soldats romains et retournons dans la plaine. Explique-moi comment tout a commencé. Dis-moi qui est l’homme aux cheveux sombres que tout le monde aime tant.
— Bonne nuit, Mary Jane.
— Attends ! Avant de plonger dans les bras de Morphée, dis-moi à qui tu fais le plus confiance dans la famille ?
— À toi, bien sûr.
— Pas à Rowan ou à Michael ?
— Non. Maintenant, il faut les considérer comme des adversaires. Il y a certaines choses que je dois demander à Rowan, mais il ne faut pas qu’elle sache ce qui m’arrive. Gifford et Alicia sont mortes, Evelyne l’Ancienne est trop malade et Ryan est un abruti. Jenn et Shelby sont trop innocents. Pierce et Clancy sont nuls et, de toute façon, pourquoi gâcher leur petite vie bien normale ? Tu as déjà eu envie d’avoir une vie normale ?
— Jamais.
— Bon, tu vois, je n’ai que toi. Bonne nuit, Mary Jane.
— Autrement dit, tu veux pas que j’appelle Rowan ou Michael à Londres pour leur demander conseil ?
— Surtout pas.
Six cercles s’étaient formés et la ronde commençait. Elle ne voulait pas la rater.
— Ne fais surtout pas ça, Mary Jane. Promets-le-moi. De toute façon, c’est le milieu de la nuit à Londres et on ne sait pas ce qu’ils sont en train de faire. Que Dieu les aide ! Et Yuri aussi.
Mona dérivait. Ophélie, des fleurs dans les cheveux, flottait sur le fleuve. Des branches d’arbre lui fouettaient le visage au passage. Non, elle dansait dans le cercle et l’homme aux cheveux sombres était au milieu. Il essayait de dire quelque chose mais tout le monde riait. Ils l’aimaient mais ils trouvaient qu’il passait son temps à s’inquiéter bêtement…
— Mona, il faut que je te dise…
La voix de Mary Jane était très lointaine. Des fleurs, des bouquets de fleurs. Cela explique pourquoi j’ai rêvé de jardins toute ma vie, pourquoi je dessinais toujours des jardins. Pourquoi dessines-tu toujours des jardins, Mona ? me demandait sœur Louise. J’adore les jardins. Celui de First Street était complètement à l’abandon. Maintenant, il est impeccable mais il recèle le pire des secrets.
Non, mère, non…
Non, les fleurs, les cercles. Ce rêve allait être aussi beau que le dernier.
— Mona ?
— Laisse-moi, Mary Jane.
Mona l’entendait à peine. Peu importait, d’ailleurs. C’était même plutôt mieux, car ce qu’elle avait à dire, de sa voix si lointaine… avant que Mona et Morrigan ne se mettent à chanter, fut :
— … Tu sais, je suis désolée de te dire ça, mais ton bébé s’est mis à grandir à partir du moment où tu as dormi sous l’arbre !